Suréna

I, 3

SURENA.
Puis-je encor quelque chose en l’état où je suis ?
EURYDICE.
Vous pouvez m’épargner d’assez rudes ennuis.
N’épousez point Mandane : exprès on l’a mandée ;
Mon chagrin, mes soupçons m’en ont persuadée.
N’ajoutez point, seigneur, à des malheurs si grands
Celui de vous unir au sang de mes tyrans ;
De remettre en leurs mains le seul bien qui me reste,
Votre cœur : un tel don me serait trop funeste.
Je veux qu’il me demeure, et malgré votre roi,
Disposer d’une main qui ne peut être à moi.
SURENA.
Plein d’un amour si pur et si fort que le nôtre,
Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre,
Comme je n’ai plus d’yeux vers elles à tourner,
Je n’ai plus ni de cœur ni de main à donner.
Je vous aime et vous perds. Après cela, madame,
Serait-il quelque hymen que pût souffrir mon âme ?
Serait-il quelques nœuds où se pût attacher
Le bonheur d’un amant qui vous était si cher,
Et qu’à force d’amour vous rendez incapable
De trouver sous le ciel quelque chose d’aimable ?
EURYDICE.
Ce n’est pas là de vous, seigneur, ce que je veux.
À la postérité vous devez des neveux ;
Et ces illustres morts dont vous tenez la place
Ont assez mérité de revivre en leur race :
Je ne veux pas l’éteindre, et tiendrais à forfait
Qu’il m’en fût échappé le plus léger souhait.
SURENA.
Que tout meure avec moi, madame : que m’importe
Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité.
EURYDICE.
Non, non, je suis jalouse ; et mon impatience
D’affranchir mon amour de toute défiance,
Tant que je vous verrai maître de votre foi,
La croira réservée aux volontés du roi :
Mandane aura toujours un plein droit de vous plaire ;
Ce sera l’épouser que de le pouvoir faire ;
Et ma haine sans cesse aura de quoi trembler,
Tant que par là mes maux pourront se redoubler.
Il faut qu’un autre hymen me mette en assurance.
N’y portez, s’il se peut, que de l’indifférence ;
Mais par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir,
Je veux que vous aimiez afin de m’obéir ;
Je veux que ce grand choix soit mon dernier ouvrage,
Qu’il tienne lieu vers moi d’un éternel hommage,
Que mon ordre le règle, et qu’on me voie enfin
Reine de votre cœur et de votre destin ;
Que Mandane, en dépit de l’espoir qu’on lui donne,
Ne pouvant s’élever jusqu’à votre personne,
Soit réduite à descendre à ces malheureux rois
À qui, quand vous voudrez, vous donnerez des lois.
Et n’appréhendez point d’en regretter la perte :
Il n’est cour sous les cieux qui ne vous soit ouverte ;
Et partout votre gloire a fait de tels éclats,
Que les filles de roi ne vous manqueront pas.
SURENA.
Quand elles me rendraient maître de tout un monde,
Absolu sur la terre et souverain sur l’onde,
Mon cœur…
EURYDICE.
............... N’achevez point : l’air dont vous commencez
Pourrait à mon chagrin ne plaire pas assez ;
Et d’un cœur qui veut être encor sous ma puissance
Je ne veux recevoir que de l’obéissance.
SURENA.
À qui me donnez-vous ?
EURYDICE.
.................................. Moi ? Que ne puis-je, hélas !
Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas !
Et contre les soupçons de ce cœur qui vous aime
Que ne m’est-il permis de m’assurer moi-même !
Mais adieu : je m’égare.
SURENA.
.................................. Où dois-je recourir,
Ô ciel ! S’il faut toujours aimer, souffrir, mourir ?


QUESTIONNAIRE

1) Que demande Eurydice à son amant Suréna ? Comment justifie-t-elle sa demande ?

2) Que répond Suréna ? Quel est son état d’esprit ?

3) " À la postérité vous devez des neveux " : Eurydice est-elle aussi pessimiste que Suréna ? Expliquez.

4) Il répond : " Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre " : quelle est sa vision de l’avenir ? De sa descendance ? Fait-il un complexe de supériorité ?

5) " Non, non, je suis jalouse " : Eurydice a-t-elle changé de point de vue ? Montrer qu’elle précise sa demande, et qu’elle est très exigeante.

6) Montrer que la scène se termine sur un échange qui ne trouve pas de solution au problème évoqué.

7) Comment comprenez-vous ces 4 vers d'Eurydice :

Il faut qu’un autre hymen me mette en assurance.
N’y portez, s’il se peut, que de l’indifférence ;
Mais par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir,
Je veux que vous aimiez afin de m’obéir ;

8) Elle ajoute qu'elle "veut"

Que Mandane, en dépit de l’espoir qu’on lui donne,
Ne pouvant s’élever jusqu’à votre personne,
Soit réduite à descendre à ces malheureux rois
À qui, quand vous voudrez, vous donnerez des lois.

Expliquez.

9) Expliquez l'échange suivant :

SURENA.
À qui me donnez-vous ?
EURYDICE.
.................. Moi ? Que ne puis-je, hélas !
Vous ôter à Mandane, et ne vous donner pas !

10) Pourquoi ce final de scène est-il de ton tragique :

EURYDICE.
Mais adieu : je m’égare.
SURENA.
................................ Où dois-je recourir,
Ô ciel ! S’il faut toujours aimer, souffrir, mourir ?




Sept ans après Attila, Corneille revient à la tragédie pour sa dernière pièce, Suréna, général des Parthes (1674). Tragédie élégiaque qui voit la mort du héros, son refus de céder face à un État gouverné par la monarchie absolue, Suréna apporte une touche nouvelle dans l’œuvre du dramaturge. En ce début de pièce, on apprend qu’Orode, roi des Parthes, doit son pouvoir à Suréna, son général. Celui-ci, en 50 avJC, a défait les Romains tandis qu’Orode l’emportait sur le roi d’Arménie. Eurydice (résurgence du nom de la femme d’Orphée ?...), la fille du roi vaincu, doit épouser Pacorus, le fils d’Orode ; mais elle nourrit pour Suréna un amour partagé et craint qu’Orode ne veuille lui donner sa fille Mandane. Comment le dialogue va-t-il s’instaurer entre les deux amants ? Pour répondre à cette question, nous montrerons une étonnante opposition d’états d’esprits : en effet, on s’attendait à ce qu’un général victorieux des Romains soit optimiste et se projette avec enthousiasme dans l’avenir ; inversement, que la fille du roi vaincu, accepte la décision d’épouser Pacorus, le fils d’Orode, roi vainqueur des Arméniens. Or il n’en est rien. Axe 1 : un pessimisme éloquent vs Axe 2 : les exigences d'une femme qui n'accepte pas cette résignation.
SURENA.
Que tout meure avec moi, madame : que m’importe
Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?
Enjambement. La tirade de S s’ouvre sur une imprécation, un souhait brutal, mis en valeur par la question rhétorique : egocentrisme du général désabusé, puisque rien ne compte à part son "moi".
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Enjambement. Le "après" remonte ici au "avant" : pessimisme de cette deuxième question rhétorique qui doute d'une clarté possible de l'avenir familial, du point de vue des ancêtres.
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Enjambement. S répond ici au souci de sa descendance que vient de lui exprimer E ("À la postérité vous devez des neveux") ; fière et amoureuse de lui, elle refusait qu’il "éteigne" la lignée des héros de sa "race". Mais lui ne les conçoit que négativement dans cette troisième question rhétorique doublée d'une anaphore d'hypothèse insistante. Dès lors, le général vainqueur est ici bizarrement défaitiste à propos de sa généalogie. On sent la solitude du héros. Les 3 questions rhétoriques qui formulent la désillusion de S témoignent de la haute opinion qu’il a de lui-même : on retrouve là l’orgueil du héros cornélien (cf. Horace), pour qui personne de la famille n’est à sa hauteur.
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité.
Enjambement. Après cette projection dans l’avenir - que lui avait fait entrevoir E -, après l’accumulation éloquente des 6 verbes au futur, S en revient à son actualité au passé composé, dans une paraphrase du vers 4, par allusion à "la nuit de leur tombeau" : métaphore filée de la clarté comme sens à la vie. L’espérance en un avenir positif relève alors de l’"imaginaire" : S est fataliste. Il conclut sa tirade par une subordonnée temporelle ("Quand...") comportant des présents de vérité générale : l’expression finale "une si froide et vaine éternité" renvoie à la postérité de "ces illustres aïeux", donc à cette fameuse GLOIRE devenue inutile, surtout quand elle est comparée au "moindre moment d’un bonheur souhaité", qui montre que S a encore l’espoir d’être amoureux de E... Le temps passionnel, même s’il est incertain, vaut mieux que le temps héroïque, auquel il s’oppose. Notons la variation des pronoms, du "moi" de déception au "ils" de critique orgueilleuse, jusqu’au "nous" de modestie dans la mesure où S se contente ("vaut mieux") de son échange actuel avec celle qu’il aime.
EURYDICE.
Non, non, je suis jalouse ; et mon impatience
D’affranchir mon amour de toute défiance,
Tant que je vous verrai maître de votre foi,
La croira réservée aux volontés du roi :
Mandane aura toujours un plein droit de vous plaire ;
Ce sera l’épouser que de le pouvoir faire ;
Et ma haine sans cesse aura de quoi trembler,
Tant que par là mes maux pourront se redoubler.
La négation initiale de S est ici reprise par le "Non, non" d’E qui dévoile sans ambiguïté ses sentiments. Enjambement des 4 premiers vers : la parole est ample. Cette parole est étrange, par son décalage, car elle ne répond pas aux questions posées par S sur sa descendance, mais se réfère plutôt à un distique précédent : "Je vous aime et vous perds. Après cela, madame, / Serait-il quelque hymen que pût souffrir mon âme ?" Ce qui sous-entendait que S n’aime pas la fille d’Orode. Or E fait ici confiance à S ; elle l'incite à refuser ce cadeau de mariage qui la fait souffrir, car elle se projette dans ce futur négatif (voir le temps des verbes).
Il faut qu’un autre hymen me mette en assurance.
N’y portez, s’il se peut, que de l’indifférence ;
Mais par de nouveaux feux dussiez-vous me trahir,
Je veux que vous aimiez afin de m’obéir ;
Je veux que ce grand choix soit mon dernier ouvrage,
Qu’il tienne lieu vers moi d’un éternel hommage,
Que mon ordre le règle, et qu’on me voie enfin
Reine de votre cœur et de votre destin ;
Solution trouvée : si E a accepté son rôle de victime de la raison d’état (en devant épouser Pacorus), elle n’en demeure pas pour autant aussi passive que S. En effet, elle lui demande une résistance à la situation : elle confirme cet hémistiche antérieur : "N’épousez point Mandane", et pour éviter ainsi de "redoubler" ses "maux", et que S aille "s’unir au sang" des "tyrans", elle le détourne d’elle vers "un autre hymen", puisque, dit-elle à S, "les filles de roi ne vous manqueront pas". Avec cette espérance : "N’y portez, s’il se peut, que de l’indifférence", selon l’idée que le mariage arrangé peut être distinct du sentiment. Or la locutrice sait que cela est peu réaliste, et envisage l’hypothèse de "nouveaux feux", amoureux ; pour conserver sa maîtrise, et faire que S lui soit soumis, elle lui donne des ordres : l’anaphore égocentrique "Je veux" montre sa volonté de puissance qui la rend héroïque, même si sa décision est étrange (faire aimer, ailleurs, par amour pour elle). La phrase prend une éloquence évidente par son allongement avec des subordonnées de souhait ("qu’il.. que... que... soit..."). Cet "éternel hommage" dont elle parle consiste en ce que S lui fasse ainsi allégeance, avec une promesse de fidélité ("foi" ci-dessus).
Que Mandane, en dépit de l’espoir qu’on lui donne,
Ne pouvant s’élever jusqu’à votre personne,
Soit réduite à descendre à ces malheureux rois
À qui, quand vous voudrez, vous donnerez des lois.
Et n’appréhendez point d’en regretter la perte :
Il n’est cour sous les cieux qui ne vous soit ouverte ;
Et partout votre gloire a fait de tels éclats,
Que les filles de roi ne vous manqueront pas.
La chute sur l'expression "Reine de votre cœur et de votre destin", ne fait que plus ressortir a contrario Mandane qui serait "réduite à... des lois" : c’est de nouveau l’antithèse entre la passion et la raison d’Etat (Elle disait déjà en I, 2 : "La main n’est pas le cœur"). Ayant ainsi évoqué le destin de Mandane comme femme détrônée, devant se rabaisser à épouser un de "ces malheureux rois", de ceux que S a vaincus, E projette S dans un futur optimiste, avec les "éclats" de sa "gloire", et avec la bénédiction des dieux, par métonymie : "sous les cieux". E est déterminée comme le montre l'impératif "Et n’appréhendez point d’en regretter la perte" ("en" = la princesse Mandane) ; parole de rivale.
En conclusion, on ne peut qu’admirer l’abnégation d’E, qui fait miroiter aux yeux de S un avenir peu réaliste (comment l’éventuelle trahison par de "nouveaux feux" pourrait-elle être compatible avec le fait qu’E demeure "Reine du cœur" de S à qui elle impose d’aller voir ailleurs ? comment devant cette trahison pourrait-elle étouffer sa jalousie, sa haine ?). La solution qu’elle envisage ne peut que faire songer aux mots qui définissaient son destin, dans un rythme ternaire : "Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir." Il n’empêche que c’est elle, active, qui a une volonté de "gloire", à la place du héros éponyme, passif et très peu héroïque... Toutefois, s’il a nié la régénération de son sang qu’elle lui avait fait entrevoir, il ne nie pas en revanche la constance de son amour pour elle. Ce dont elle profite pour asseoir sa domination : "Et d’un cœur qui veut être encor sous ma puissance / Je ne veux recevoir que de l’obéissance."

Quant au défaitisme de S, il est lucide, car S sait que le roi Orode a une dette envers ses exploits contre les Romains, dont il ne peut s’acquitter : "Un service au-dessus de toute récompense / À force d’obliger tient presque lieu d’offense"... En disant cela, Orode menace S, qui reconnaît : "Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui / Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui" (V, 2) ; "Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour" ; et à propos des rois (V, 3) : "Plus je les servirai, plus je serai coupable ; / Et s’ils veulent ma mort, elle est inévitable." Le conseiller du roi faisait déjà planer la menace (III, 1) : "Quoi qu’ait fait Suréna, quoi qu’il en faille attendre, / Ou faites-le périr, ou faites-en un gendre." Le roi préfère la seconde solution. Mais Suréna refuse la main de sa fille Mandane. De là l’élimination inévitable du héros par l’État.

En outre, le fils d’Orode, Pacorus, sait en fin d’acte IV que S est son "rival" par sa relation avec E : menace supplémentaire, d’autant que Pacorus a percé la ruse de S, qu’il accuse d’avoir trahi sa confiance : "Vous avez mieux aimé tenter un artifice / Qui pût mettre Palmis où doit être Eurydice" = S voudrait donner en mariage à Pacorus sa sœur, qui l’aime, à la place d’E son amante = autre désobéissance au roi, par son fils interposé, car le mariage d’E avec Pacorus faisait partie du traité de paix avec l’Arménie.

Sale image de la monarchie absolue, donc, surtout si on la compare à la belle clémence d’Auguste dans Cinna.

Ajoutons que le thème de la vengeance n’est pas absent, puisque Palmis, la sœur de Suréna, a tout tenté, en vain, pour qu’il survive : qu’il accepte Mandane, et que de son côté Eurydice consente à épouser Pacorus. Les derniers mots de Palmis concluent ainsi la tragédie : "Grands dieux! Et dans les maux où vous m’avez plongée, / Ne souffrez point ma mort que je ne sois vengée!" : c’est une Erinnye.



ORODE.
Ces actions sont belles ;
Mais pour m'avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?

SURÉNA.
La dédaigner, Seigneur, quand mon zèle fidèle
N'ose me regarder que comme indigne d'elle !
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Et pour la mériter, je cours me faire roi.
S'il n'est rien d'impossible à la valeur d'un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter,
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, Seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
Et vous direz après si c'est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner.
Mais je suis né sujet, et j'aime trop à l'être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu'un homme tel que moi
Souille par son hymen le pur sang de son roi.

ORODE.
Je n'examine point si ce respect déguise ;
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n'est malaisé quand son bras l'entreprend.
Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières,
Que sur tant de vassaux je n'ai d'autorité
Qu'autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu'ici suivi comme fidèle,
Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.
La victoire, chez vous passée en habitude,
Met jusque dans ses murs Rome en inquiétude :
Par gloire, ou pour braver au besoin mon courroux,
Vous traînez en tous lieux dix mille âmes à vous :
Le nombre est peu commun pour un train domestique ;
Et s'il faut qu'avec vous tout à fait je m'explique,
Je ne vous saurais croire assez en mon pouvoir,
Si les noeuds de l'hymen n'enchaînent le devoir.


QUESTIONS :

1) Chez les Parthes : un général face à son roi : quels arguments successifs Suréna donne-t-il pour répondre à ce qu’exige de lui Orode ? Réussit-il à le convaincre ? Peut-il le persuader ? Justifier.

2) Montrer comment les questions et réponses s’enchaînent par anadiplose : à quoi sert cette figure dans ce cas ?

3) Pourquoi le roi passe-t-il de la flatterie (compliments accentués) à l’ultimatum (menace) ? Justifier.

4) Comment Suréna évite-t-il de se trahir ? Expliquer.

5) Relever des questions rhétoriques : montrer qu’elles peuvent aller de l’affirmation, au reproche, jusqu’à la menace.

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V, 2 :

ORODE.
Je vous laisse avec lui.
EURYDICE.
............................ Seigneur, le roi condamne
Ma main à Pacorus, ou la vôtre à Mandane ;
Le refus n’en saurait demeurer impuni :
Il lui faut l’une ou l’autre, ou vous êtes banni.
SURENA.
Madame, ce refus n’est point vers lui mon crime ;
Vous m’aimez : ce n’est point non plus ce qui l’anime.
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr :
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse.
Jusqu’au fond de mon âme il cherche une bassesse,
Et tâche à s’ériger par l’offre ou par la peur,
De roi que je l’ai fait, en tyran de mon cœur ;
Comme si par ses dons il pouvait me séduire,
Ou qu’il pût m’accabler, et ne se point détruire.
Je lui dois en sujet tout mon sang, tout mon bien ;
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
Et n’en reçoit de lois que comme autant d’outrages,
Comme autant d’attentats sur de plus doux hommages.
Cependant pour jamais il faut nous séparer,
Madame.
EURYDICE.
............... Cet exil pourrait toujours durer ?
SURENA.
En vain pour mes pareils leur vertu sollicite :
Jamais un envieux ne pardonne au mérite.
Cet exil toutefois n’est pas un long malheur ;
Et je n’irai pas loin sans mourir de douleur.
EURYDICE.
Ah ! Craignez de m’en voir assez persuadée
Pour mourir avant vous de cette seule idée.
Vivez, si vous m’aimez.
SURENA.
..................................... Je vivrais pour savoir
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d’un cœur tout à moi, que de votre personne
Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne !
Ce penser m’assassine, et je cours de ce pas
Beaucoup moins à l’exil, madame, qu’au trépas.
EURYDICE.
Que le ciel n’a-t-il mis en ma main et la vôtre,
Ou de n’être à personne, ou d’être l’un à l’autre !
SURENA.
Fallait-il que l’amour vît l’inégalité
Vous abandonner toute aux rigueurs d’un traité !
EURYDICE.
Cette inégalité me souffrait l’espérance.
Votre nom, vos vertus valaient bien ma naissance,
Et Crassus a rendu plus digne encor de moi
Un héros dont le zèle a rétabli son roi.
Dans les maux où j’ai vu l’Arménie exposée,
Mon pays désolé m’a seul tyrannisée.
Esclave de l’état, victime de la paix,
Je m’étais répondu de vaincre mes souhaits,
Sans songer qu’un amour comme le nôtre extrême
S’y rend inexorable aux yeux de ce qu’on aime.
Pour le bonheur public j’ai promis ; mais, hélas !
Quand j’ai promis, seigneur, je ne vous voyais pas.
Votre rencontre ici m’ayant fait voir ma faute,
Je diffère à donner le bien que je vous ôte ;
Et l’unique bonheur que j’y puis espérer,
C’est de toujours promettre et toujours différer.
SURENA.
Que je serais heureux ! Mais qu’osai-je vous dire ?
L’indigne et vain bonheur où mon amour aspire !
Fermez les yeux aux maux où l’on me fait courir :
Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir.
Un trône vous attend, le premier de la terre,
Un trône où l’on ne craint que l’éclat du tonnerre,
Qui règle le destin du reste des humains,
Et jusque dans leurs murs alarme les Romains.
EURYDICE.
J’envisage ce trône et tous ses avantages,
Et je n’y vois partout, seigneur, que vos ouvrages ;
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers,
Et dans ce qui m’attend je vois ce que je perds.
Ah ! Seigneur.
SURENA.
...................... Épargnez la douleur qui me presse ;
Ne la ravalez point jusques à la tendresse ;
Et laissez-moi partir dans cette fermeté
Qui fait de tels jaloux, et qui m’a tant coûté.
EURYDICE.
Partez, puisqu’il le faut, avec ce grand courage
Qui mérita mon cœur et donne tant d’ombrage.
Je suivrai votre exemple, et vous n’aurez point lieu…
Mais j’aperçois Palmis qui vient vous dire adieu,
Et je puis, en dépit de tout ce qui me tue,
Quelques moments encor jouir de votre vue.

Questions

1) Pourquoi l’ultimatum qu’évoque Eurydice est-il un dilemme ?

2) Qu’est-ce que Suréna tente de lui expliquer tout d’abord ? En quoi est-ce une fatalité, élément tragique ?

3) Montrer que le pessimisme et l’optimisme n’ont pas changé de camp… Qui se sacrifie, et pourquoi ? Qui est résigné ?

4) Relevez des périphrases et des antithèses : en quoi dramatisent-elles la scène ?


Sept ans après Attila, Corneille revient à la tragédie pour sa dernière pièce. Tragédie élégiaque qui voit la mort du héros, son refus de céder face à un État gouverné par la monarchie absolue, Suréna apporte une touche nouvelle dans l’œuvre du dramaturge. Début de la pièce : Orode, roi des Parthes, doit son pouvoir à Suréna, son général victorieux. Celui-ci a défait les Romains tandis qu’Orode l’emportait sur le roi d’Arménie. Eurydice (résurgence du nom de la femme d’Orphée ?...), la fille du roi vaincu, doit épouser Pacorus, le fils d’Orode; mais elle nourrit pour Suréna un amour partagé. Or le roi Orode annonce à Suréna qu’il lui donne sa fille. Peut-il refuser ? C'est ce que nous verrons dans cet extrait (III, 2), en nous demandant si les propositions subtiles du général peuvent convaincre son interlocuteur royal...

TEXTE

COMMENTAIRE LITTERAIRE LINEAIRE

ORODE ......................... Ces actions sont belles ; Le roi débute par un hexasyllable : un hémistiche lui suffit pour expédier sa reconnaissance envers la valeur militaire de son général.
Mais pour m’avoir remis en état de régner,
Rendent-elles pour vous ma fille à dédaigner ?
Il passe aussitôt à une opposition par la conjonction "Mais" introduisant une proposition infinitive qui concède que s’il lui doit son "sceptre" (v 11) cela n’est pas une raison de rejeter Mandane. L'enjambement, qui fait succéder la question rhétorique à ce "pour" causal, introduit le ton polémique.

SURENA.
La dédaigner, seigneur, quand mon zèle fidèle
N’ose me regarder que comme indigne d’elle! (5)
Osez me dispenser de ce que je vous dois,
Suréna répond par une anadiplose (reprise en début de vers ; l’effet est d’améliorer la liaison) d’un verbe de mépris que récuse l’humble général. Il inverse le rapport de force : d’après lui, ce n’est pas Orode qui lui "doit" sa fille, mais lui, Suréna, qui se trouve endetté du cadeau reçu.
Et pour la mériter, je cours me faire roi. Il se lance dans l’hypothèse de l’acceptation de l’offre, au moins pour ne pas vexer Orode, mais astucieusement pour lui montrer qu’il devrait dans ce cas usurper son pouvoir, ce que son interlocuteur ne saurait évidemment accepter.
S’il n’est rien d’impossible à la valeur d’un homme
Qui rétablit son maître et triomphe de Rome,
Sur quels rois aisément ne pourrai-je emporter, (10)
En faveur de Mandane, un sceptre à la doter ?
Prescrivez-moi, seigneur, vous-même une conquête
Dont en prenant sa main je couronne sa tête ;
Et vous direz après si c’est la dédaigner
Que de vouloir me perdre ou la faire régner. (15)
8 vers qui développent audacieusement cette potentielle rivalité, sur le champ lexical de la sacralisation monarchique, avec une interrogation, qui montre tout son orgueil, suivie d’une injonction. Son argument majeur est que ses "hauts faits" sont insuffisants "pour la mériter", ce qui la plongerait dans la "honte" de se rabaisser à un militaire. C'est pourquoi il ose défier Orode en lui demandant une mission royale, ce qui ne peut que gêner le souverain.

Mais je suis né sujet, et j’aime trop à l’être
Pour hasarder mes jours que pour servir mon maître,
Et consentir jamais qu’un homme tel que moi
Souille par son hymen le pur sang de son roi.
Le général oppose ainsi sa "gloire" à son absence de sang royal, ce qui le pousse à faire allégeance, avec humilité. Nul doute que sa chute est une flatterie discrètement ironique : il sait très bien qu’Orode est "impur" et prêt à le sacrifier à la raison d’Etat. Cf. son aveu en V,3 : "Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour".
ORODE.
Je n’examine point si ce respect déguise ; (20)
Mais parlons une fois avec pleine franchise.
Ces deux premiers vers se situent sur le champ lexical de la duplicité, comme y insiste l'antithèse des deux mots à la rime. Orode se doute que Suréna vient de trop se rabaisser pour ne pas cacher une ruse (après tout le roi est conscient que son général est un stratège, peut-être aussi bien dans la conversation que sur le terrain militaire).
Vous êtes mon sujet, mais un sujet si grand,
Que rien n’est malaisé quand son bras l’entreprend.
Orode s'appuie sur l'affirmation de Suréna ("je suis né sujet", v 16) pour lui objecter sa puissance, acquise par des victoires que les vaincus eux-mêmes reconnaissent ; donc il a une légitimité, supérieure à celle du locuteur, qui utilise un enjambement avec subordonnée de conséquence flatteuse. C'est le début d'un panégyrique (registre épidictique).
Vous possédez sous moi deux provinces entières
De peuples si hardis, de nations si fières, (25)
Que sur tant de vassaux je n’ai d’autorité
Qu’autant que votre zèle a de fidélité :
Ils vous ont jusqu’ici suivi comme fidèle,
Et quand vous le voudrez, ils vous suivront rebelle ;
Vous avez tant de nom, que tous les rois voisins (30)
Vous veulent, comme Orode, unir à leurs destins.
Orode ne peut répondre à la demande d'une nouvelle mission militaire de son général, puisque la paix règne ; mais il sait qu'elle est fragile et qu'il tient son pouvoir sur les Parthes et Arméniens de Suréna (auréolé de son triomphe sur les Romains). Il fait donc appel à sa loyauté, et pour cela la chute sur le thème de l'union fait allusion à la garantie qu'apporterait le royal hymen. Les subordonnées de conséquence, de cause et de temps s'enchaînent pour développer l'argumentaire.
La victoire, chez vous passée en habitude,
Met jusque dans ses murs Rome en inquiétude :
Par gloire, ou pour braver au besoin mon courroux,
Vous traînez en tous lieux dix mille âmes à vous : (35)
Le nombre est peu commun pour un train domestique ;
Et s’il faut qu’avec vous tout à fait je m’explique,
Je ne vous saurais croire assez en mon pouvoir,
Si les nœuds de l’hymen n’enchaînent le devoir.
Le discours flatteur continue avec les hyperboles de la répétition des "hauts faits" et de la faiblesse de Rome ; il évolue toutefois avec la menace potentielle du "courroux", et de l'excès de popularité, dont le général pourrait faire les frais s'il désobéissait. Or pour éviter cela, la chute de la longue tirade, qui accumule deux subordonnées d'hypothèse, réaffirme cette fois clairement la nécessité de l'alliance avec Mandane.
En conclusion, on aura constaté la difficulté pour le général de mener une bataille argumentative contre son roi, qui le contraint aux liens du sang ; l'étau se resserre. A ce stade de la pièce, Suréna a encore une chance d’être épargné par son roi. Mais il joue serré et son refus semble ne plus pouvoir être accepté.




A partir du 3ème siècle avant JC, des Scythes nomades venus du sud-est de la mer Caspienne, s’installent dans les hautes terres de l’Iran, ils prennent le nom de Parthes. Leur 1er roi, Arsace chasse les Séleucides de Perse en -250. Vers -150, Mithridate 1er les expulse de nouveau de la Mésopotamie. La capitale de l’empire Parthe est Ctésiphon sur les rives du Tigre. Les Parthes adoptent la culture hellénistique et atteint son apogée au 1er siècle avant JC sous le règne de Mithridate II le grand qui étend son empire de l’Euphrate à l’Indus. Il affronte les Romains pour la conquête de l’Arménie sans qu’il y ait de vainqueurs. En -53, le consul Romain Crassus est défait par les Parthes à la bataille de Carrhes. Il sera décapité. Victorieux, Suréna conduit ses troupes jusqu’en Arménie, où le roi Aravazde (Artabase), allié de Rome, se trouve alors contraint de donner sa sœur en mariage à Pacorus, fils d’Orodès, roi des Parthes. Ce dernier, jaloux de la popularité de son général Suréna, le fera mettre à mort. La version de Corneille situe l’action dans la ville de Séleucie, sur l’Euphrate, dans l’actuel Irak. Si l’arrière-plan historique fourni par Plutarque reste présent, Corneille modifie les sources en ajoutant personnages et intrigues amoureuses au texte d’origine. Sous l’empire, au 1er siècle après JC, les Romains rusent en soudoyant des Gouverneurs de province pour qu’ils prétendent au trône. En 114, l’empereur Trajan conquiert la Mésopotamie mais Hadrien en sera chassé vers 120. En 218, les Parthes sont contraints de faire la paix avec les Romains sous peine de s’effondrer. En 224, les Sassanides héritiers des Achéménides prennent le pouvoir.
Pour écrire Suréna, Corneille s’appuie sur des extraits des "Vies des hommes illustres", de l’écrivain grec Plutarque. C’est dans les passages consacrés à la Vie de Crassus (chapitre xxi) qu’il trouve son sujet. Il s’attache en effet à la figure du général parthe Suréna, victime de la jalousie de son roi, pour construire son intrigue, délaissant la figure du cupide romain Crassus qui connut pourtant une fin tout aussi tragique.
Nul, du côté du pouvoir, n’a vraiment le souci ou l’intelligence de l’État: l’ingratitude d’Orode est aussi aveuglement car la mort de Suréna met l’État en péril. Contrairement à d’autres pièces, le roi est un souverain dont personne ne conteste la légitimité, qu’aucune guerre ne menace: rien ne devrait troubler son jugement. La question qu’il se pose n’en a que plus de force et acquiert une dimension quasi théorique: que faire d’un sujet trop puissant? Pour que le cas soit plus exemplaire encore, il fallait que Suréna soit un sujet parfaitement fidèle, et glorieux (victorieux en guerre). Par une ironie que Suréna souligne involontairement avant d’aller au trépas, l’État ne peut l’éliminer qu’en se mettant en danger. Ce n’est plus, comme dans l’origine mythique de l’État, un matricide fondateur (dans "Horace", Rome doit "tuer" Albe, sa "mère" — Romulus était petit-fils d’un roi albain) : c’est l’État qui manifeste son pouvoir absolu en s’affaiblissant lui-même. Palmis constate que les dieux se sont retirés de ce monde du crime, et Corneille lui réserve le dernier mot: le cri de la vengeance. Lorsque le droit est perverti, on ne peut lutter qu’en recourant à des principes antérieurs à l’État: il porte en lui sa propre régression.

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Commentaire littéraire de cet extrait de V, 2

Pour préserver son amour (impossible) pour Eurydice, Suréna a refusé la main de Mandane (ce qui a vexé Orode) et a suggéré que Pacorus épouse sa sœur Palmis (celle que Pacorus avait délaissée). Son refus ne laisse alors place qu’à la deuxième possibilité que le lieutenant Sillace suggérait à son roi Orode : "Ou faites-le périr, ou faites-en un gendre"...


Pour écrire Suréna, Corneille s’appuie sur des extraits des "Vies des hommes illustres", de l’écrivain grec Plutarque, et s’il s’inspire ainsi de la vérité historique, le dramaturge modifie ses sources en ajoutant personnages et intrigues amoureuses au texte d’origine. La tragédie politique est constante chez Corneille : après Le Cid (1836) où Rodrigue obéit à son roi pour se racheter, après Horace (1840) où deux familles s’entretuent pour régir l’Italie, après les complots contre l’empereur Auguste dans Cinna (1842), voici que Suréna (1874), du nom d’un général vainqueur des Romains, présente un homme dès l’acte premier totalement déprimé, face à son amante Eurydice : "Que tout meure avec moi, madame : que m’importe / Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?" Or l’extrait que nous étudions se situe au dernier acte ; dès lors on peut se demander, au cours de l’évolution de l’intrigue, si le héros aura retrouvé le moral. Pour y répondre, nous étudierons l’expression de la fatalité, successivement sur les plans politique et amoureux.
SURENA.
Mon crime véritable est d’avoir aujourd’hui
Plus de nom que mon roi, plus de vertu que lui ;
Et c’est de là que part cette secrète haine
Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine.
Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr : (5)
Tout ce qu’on fait pour eux ne fait que nous trahir.
Mon visage l’offense, et ma gloire le blesse.
Jusqu’au fond de mon âme il cherche une bassesse,
Et tâche à s’ériger par l’offre ou par la peur,
De roi que je l’ai fait, en tyran de mon cœur ; (a) (10)
Comme si par ses dons il pouvait me séduire,
Ou qu’il pût m’accabler, et ne se point détruire.
Je lui dois en sujet (b) tout mon sang, tout mon bien ;
Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien,
Et n’en reçoit de lois que comme autant d’outrages, (15)
Comme autant d’attentats sur de plus doux hommages(c).
Commençons donc par aborder le problème politique, avec le côté fatal qui le rend tragique pour la victime.

La tirade du locuteur héros débute sur sa prise de conscience lucide de la situation : l’enjambement initial insiste avec le parallélisme avec comparatif de supériorité "plus... plus..." sur l’excès paradoxalement condamnable.

Le paradoxe continue dans le vers "Plus on sert des ingrats, plus on s’en fait haïr", mais cette fois en généralisant : "mon roi", "lui" est noyé dans la masse des souverains qui n’ont aucune reconnaissance à l’égard de leurs serviteurs militaires. Le PVG ontre que c’est une règle, qu’accepte notre héros, avec résignation.

Un serviteur qui est conscient que sa réputation ("de nom") et ses qualités de courage ("vertu", "ma gloire") ont pour conséquence fatale "cette secrète haine / Que le temps ne rendra que plus forte et plus pleine." L’enjambement et le futur insistent sur le côté irrémédiable de la situation.

La décision politique malveillante est donc selon Suréna fondée sur des sentiments. Voilà pourquoi il multiplie les groupes nominaux au possessif de première personne pour insister sur le fait que sa personnalité est la cause du problème : "mon visage l’offense", "mon âme", "tyran de mon cœur", "mon sang", "mon bien".

Il développe alors logiquement le thème de l’injustice : "Et tâche à s’ériger par l’offre ou par la peur, / De roi que je l’ai fait, en tyran de mon cœur" : Orode est accusé d’abuser de son pouvoir, pour imposer des choix amoureux (la main de sa fille Mandane), que ce soit par des cadeaux ("ses dons") ou par la menace ("par la peur"). Son ingratitude est de maltraiter celui à qui il doit sa puissance, et ce pour "ne se point détruire", c’est-à-dire se mettre en sécurité en faisant de Suréna un gendre.

Or Suréna est aussi intransigeant qu’Orode, sur le plan sentimental : la subordonnée conjonctive d’opposition "Mais si je lui dois tout, mon cœur ne lui doit rien" montre que l’obéissance a ses limites, dans le domaine affectif. Il ne se laissera pas dicter des "lois" qui seraient "comme autant d’outrages, / Comme autant d’attentats sur de plus doux hommages." Ce qui sous-entend que son amour pour son interlocutrice ne saurait être interdit par une décision royale, qui serait une agression insupportable pour lui.
Cependant pour jamais il faut nous séparer,
Madame.
EURYDICE.
............... Cet exil pourrait toujours durer ?
SURENA.
Cet exil toutefois n’est pas un long malheur ;
Et je n’irai pas loin sans mourir de douleur. (20)
EURYDICE.
Ah! Craignez de m’en voir assez persuadée
Pour mourir avant vous de cette seule idée.
Vivez, si vous m’aimez.
SURENA.
................................ Je vivrais pour savoir
Que vous aurez enfin rempli votre devoir,
Que d’un cœur tout à moi, que de votre personne (25)
Pacorus sera maître, ou plutôt sa couronne!
Ce penser m’assassine, et je cours de ce pas
Beaucoup moins à l’exil, madame, qu’au trépas.
EURYDICE.
Que le ciel n’a-t-il mis en ma main et la vôtre,
Ou de n’être à personne, ou d’être l’un à l’autre! (30)
...
SURENA.
Fermez les yeux aux maux où l’on me fait courir :
Songez à vivre heureuse, et me laissez (d) mourir.
Un trône vous attend, le premier de la terre,
Un trône où l’on ne craint que l’éclat du tonnerre,
Qui règle le destin du reste des humains, (35)
Et jusque dans leurs murs alarme les Romains.
EURYDICE.
J’envisage ce trône et tous ses avantages,
Et je n’y vois partout, seigneur, que vos ouvrages ;
Sa gloire ne me peint que celle de mes fers (e),
Et dans ce qui m’attend je vois ce que je perds. (40)
Tr : Ce thème amoureux, qui unit Suréna à celle qu’il aime secrètement, Eurydice, depuis le début de la pièce, nous incite à étudier son évolution tragique au cours du dialogue entre les deux amants.

On est d’abord étonné par la décision, de nouveau résignée, du locuteur, qui conclut sa tirade : "Cependant pour jamais il faut nous séparer, Madame." Or si celle-ci n’est guère surprise puisqu’elle relance ainsi : "Cet exil pourrait toujours durer ?", c’est que dans la scène précédente elle s’est entretenue avec le roi Orode, et lui a avoué "j’aime ailleurs", ce qui retarde son mariage imposé avec le fils Pacorus ; en outre, elle sait que Suréna refuse la main de Mandane ; si bien que ces deux mariages empêchés contraignent Orode à "bannir" Suréna de sa cour.

L’acceptation de son sort, de la part de Suréna, aboutit à sa décision tragique : "Et je n’irai pas loin sans mourir de douleur." Son amante a bien compris que cette proposition n’est pas a prendre au sens figuré, à la légère : "Ah! Craignez de m’en voir assez persuadée / Pour mourir avant vous de cette seule idée." Si bien que pour le convaincre de renoncer à cette issue fatale, elle affirme vouloir le précéder dans la mort s’il persiste dans son idée macabre. Dans la tragédie, le chantage au suicide se conçoit comme une preuve d’amour total.

Le vers suivant est original dans son partage des interlocuteurs à l’hémistiche : impératif et subordonnée d’hypothèse pour Eurydice, contre conditionnel suivi d’une infinitive de but régissant trois complétives ("que... que... que...") pour Suréna. En fait il s’indigne de "savoir" qu’étant loin de celle qu’il aime, elle, de son côté, aurait accepté le mariage imposé avec le fils du roi, malgré sa fidélité amoureuse à lui, Suréna ("un cœur tout à moi"). Avec l’enjambement formant un chiasme : "assassine" - "de ce pas" - "exil" - "trépas", il réaffirme sa détermination macabre.

Eurydice est alors désemparée et ne peut, comme le veut la tradition en tragédie, que se tourner vers les dieux - par métonymie - pour déplorer le sort des deux amoureux, dont le destin est d’être à jamais séparés : "Que le ciel n’a-t-il mis en ma main et la vôtre"...

Pour atténuer la douleur de celle qu’il aime, Suréna utilise à son tour les impératifs pour lui interdire de lier son sort tragique au sien, notamment dans une antithèse à l’hémistiche : "Songez à vivre heureuse, et me laissez mourir." Il lui donne en outre une mission, celle d’accepter son nouveau pouvoir de reine en acceptant la main du prince Pacorus, à travers la métonymie "un trône", en anaphore. Sa puissance est décuplée par les relatives qui en font l’antécédent : "où l’on ne craint que l’éclat du tonnerre, / Qui règle le destin du reste des humains, / Et jusque dans leurs murs alarme les Romains." Une reine qui dominerait ainsi, par hyperbole, toute "la terre", ce qui est un renversement de situation de la part de cette fille de roi arménien vaincu, Artabase ! Quant à la supériorité sur les Romains, elle rappelle la victoire éclatante de Suréna lui-même.

Eurydice répond favorablement dans un premier temps à cette proposition de son amant, dont elle admire la vertu : "je n’y vois partout, seigneur, que vos ouvrages". Mais sa conclusion est pessimiste, car elle fait une antithèse entre "sa gloire" et "mes fers", tant le mariage avec Pacorus est pour elle un esclavage. Le mot rime avec "je vois ce que je perds", c’est-à-dire vous, que j’aime, et dont, fatalement, je serai à jamais séparée.
Notes : (a) s’ériger par l’offre ou par la peur de roi en tyran = non seulement régner, mais surtout imposer des choix amoureux (sa fille Mandane), de gré ou de force (b) être sujet = celui obéit à son souverain (c) hommages = faveur que l’homme rend à celle qu’il aime (d) me laissez = laissez-moi (e) mes fers = mon esclavage
Finalement, dans ce dialogue entre les deux amants, la fatalité de leur sort repose d’abord sur des réalités politiques : d’une part l’ombrage que porte le général vainqueur à son roi : "Mon vrai crime est ma gloire, et non pas mon amour", confiera-t-il plus loin ; en découle son élimination, puisqu’il refuse l’alliance (avec Mandane). D’autre part, la déprime mortelle consécutive à la décision d’exil, décrétée par le suspicieux Orode : impossible pour Suréna de vivre sans son amoureuse. Que fait le "ciel" face à cela ? Rien. Les héros de la tragédie sont voués à se résigner à leur sort, en dépit de réactions positives.
Le drame romantique, notamment le célèbre Hernani (1830) ne fera, toujours sous forme d’alexandrins, qu’approfondir cette impossibilité de l’amour pour des raisons politiques, mais aussi de damnation, une dimension nouvelle qu’apportera Victor Hugo, avec de nouvelles libertés dramaturgiques.

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